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Ligue Communiste des Travailleurs

Section belge de la Ligue Internationale des Travailleurs -
Quatrième Internationale (LIT-QI)

« L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. » K. Marx

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12 décembre 2013
Alejandro Iturbe

Nelson Mandela sert la main de De KlerkNelson Mandela : de la lutte à la capitulation

Nelson Mandela, leader de la population noire d'Afrique du Sud, ancien président de ce pays et sans doute l'un des personnages les plus importants de la politique internationale du 20e siècle, est décédé le 5 décembre dernier.
   Des millions de Noirs sud-africains pleurent la mort de leur chef bien-aimé, tout comme de nombreux combattants noirs et des militants pour les libertés démocratiques dans le monde entier.


   Nous comprenons et respectons cette douleur : une grande partie de la carrière politique de Mandela a été considérée comme le symbole de la lutte contre l'apartheid, l'odieux régime politique adopté pendant des décennies par la bourgeoisie blanche de l'Afrique du Sud. Avec toutes ses limites, Mandela a le grand mérite d'avoir placé la lutte contre l'apartheid au premier plan de la politique internationale.
   Cependant, tous les représentants de l'impérialisme, les promoteurs et les défenseurs de l'exploitation et de l'oppression, tels qu'Obama, Merkel, Cameron, Rajoy et bien d'autres, lui rendent actuellement hommage. Comment est-il possible que les masses opprimées vénèrent un homme politique auquel, en même temps, leurs pires ennemis rendent hommage ?
   Il y a une raison profonde pour ce paradoxe apparent : l'impérialisme rend hommage à Mandela parce qu'il valorise l'importance de son activité pour détourner la révolution noire et maintenir l'Afrique du Sud dans le cadre du capitalisme, et pour convaincre les masses noires à accepter que les dirigeants afrikaners racistes restent impunis pour les crimes qu'ils ont commis et que la bourgeoisie blanche continue à contrôler les rênes du pays.
   Pour comprendre comment a eu lieu ce processus, il faut regarder l'histoire de l'Afrique du Sud et les mécanismes par lesquels l'apartheid a pris fin, ainsi que le rôle que Mandela a joué tout au long de sa carrière politique. C'est pourquoi nous voulons – dans le respect de la douleur des masses face à sa mort – exprimer notre manière de voir les choses, sans l'hypocrisie qui accompagne souvent la mort d'un homme politique.

L'apartheid

Afrique du Sud compte près de 50 millions d'habitants ; et elle est le pays le plus développé et le plus industrialisé du continent africain. Son économie est centrée autour de l'exploitation minière, notamment l'extraction de l'or, des diamants et du platine (dont il est le premier producteur mondial).
   Le pays a connu deux colonisations blanches. Celle d'origine anglaise a été suivie par une colonisation originaire des Pays-Bas qui a donné lieu aux dénommés « Afrikaners ». Ces derniers se sont imposés et ont commencé, à partir de 1910, la construction du régime de l'apartheid, où les Noirs n'avaient pas le droit de vote ni d'autres droits politiques. Ce système a été complètement instauré en 1948.
   Dans le cadre de ce système, de véritables aberrations juridiques ont vu le jour, tel que les bantoustans (comme Lesotho), des soi-disant républiques noires « indépendantes » que leurs habitants ne pouvaient quitter sans autorisation spéciale, y compris pour aller travailler chaque jour. Les transgressions à ces autorisations étaient sévèrement réprimées.
   Le niveau d'exploitation des Noirs était proche de l'esclavage : cette population vivait dans d'immenses favelas, des bidonvilles dont la plus célèbre était celle de Soweto, près de Johannesburg, avec près d'un million de personnes entassées dans les pires conditions, presque sans services de base.
   C'est sur cette base de surexploitation et d'un énorme appareil répressif de l'Etat que la bourgeoisie blanche sud-africaine, associée à des capitaux anglais et néerlandais, a construit son pouvoir et sa richesse.

La fin de l'apartheid

La population noire s'est battue bravement, contre cette situation et pour ses droits politiques. Les explosions périodiques étaient réprimées par des massacres sauvages, dont les plus célèbres étaient celles de Sharperville en 1960 et de Soweto en 1976.
   Dans ce cadre de la lutte contre l'apartheid a été fondé le Congrès national africain (CNA), qui a commencé à avoir une croissance de plus en plus accélérée à partir des années 1950, jusqu'à devenir l'expression politique et la direction de la majorité de la population noire. Nelson Mandela en était le dirigeant le plus connu et le plus renommé dans la population, et aussi dans le monde entier. Il est resté en prison entre 1962 et 1990, d'où il a continué à diriger le mouvement. Et c'est dans cette période qu'il a gagné son prestige et son influence à l'échelle nationale et internationale.
   La lutte des Noirs contre le régime de l'apartheid augmentait et se radicalisait de plus en plus, avec un isolement international grandissant du régime. La chute de celui-ci semblait inévitable et il y avait la possibilité que cette lutte y mette fin par une voie révolutionnaire, qu'elle avance dans la voie de la révolution socialiste du peuple noir et détruise la base capitaliste de la domination blanche.
   Il y avait la possibilité que les masses, dans leur lutte révolutionnaire, exproprient la bourgeoisie blanche, ce qui aurait été, en fait, l'expropriation de presque toute la bourgeoisie sud-africaine.
   Dans ces circonstances – et afin de freiner et contrôler le processus révolutionnaire –, une majorité de la bourgeoisie blanche sud-africaine et de l'impérialisme élabora un plan de transition, pour « démonter » l'apartheid de façon ordonnée et garantir en même temps la domination économique, en maintenant la propriété des entreprises et des banques. Les puissances impérialistes ont soutenu entièrement ce plan, dont l'un des exécutants était l'évêque noir Desmond Tutu, qui a alors gagné le prix Nobel de la paix pour ce service rendu.
   Il y a eu une sorte d'accord selon lequel le système capitaliste et la domination économique bourgeoise seraient maintenus, en échange de l'élimination de l'apartheid. Ainsi, la bourgeoisie blanche s'éloignerait du contrôle direct de l'Etat et accepterait l'entrée en fonction du CNA, afin de maintenir sa domination de classe. Cette bourgeoisie pouvait compter pour cela avec la collaboration de Nelson Mandela, qui négocia cette transition avec le dernier président, De Klerk, et fut libéré en 1990, ainsi qu'avec celle du Congrès national africain, de la direction de la centrale syndicale noire (Cosatu) et du Parti communiste, qui commencèrent à freiner la lutte du peuple noir et participèrent aux négociations et à la transition, jusqu'en 1994, quand Mandela a été élu président.
   En d'autres termes, avec cet accord, Mandela, naguère chef de file de la lutte contre l'apartheid, est devenu l'homme qui a capitulé à la bourgeoisie blanche et à l'impérialisme, en négociant une transition qui ne remettait pas en cause la structure économique capitaliste et de classe du pays.

Le rôle du CNA

La nature de Mandela et du CNA a changé en 1994, quand ils ont assumé la gestion du régime et du gouvernement postapartheid. Jusque-là, ils avaient été l'expression de la lutte du peuple sud-africain contre l'apartheid, bien qu'avec les profondes limites de leurs conceptions nationalistes bourgeoises. Par la suite, ils sont devenus les gestionnaires de l'Etat bourgeois sud-africain. Dans cette option, ils ont fait une nouvelle alliance avec les anciens ennemis afrikaners. Par cette alliance, en contrepartie des services rendus, les principaux cadres et dirigeants du CNA ont constitué une bourgeoisie noire, partenaire secondaire de la blanche, qui bénéficie des affaires et des arrangements avec l'Etat. Par exemple, l'actuel président, Jacob Zuma, a été accusé de corruption en 2005, quand il était vice-président, pour avoir reçu une importante commission lors de l'achat d'armes à l'étranger. « Ils vivent dans les mêmes maisons et dans les mêmes quartiers que les Blancs » disent les travailleurs noirs, outrés de voir l'enrichissement de ces dirigeants.
   Il y a lieu de préciser que tout cela a commencé avec Mandela lui-même, qui n'a quitté la politique active qu'en 1999. Plusieurs présidents issus du CNA lui ont succédé (dont Thabo Mbeki et Jacob Zuma), qui ont appliqué une politique de plus en plus néo-libérale et en faveur du revenu des capitaux impérialistes. Par exemple, la majorité des Sud-Africains exigent la nationalisation de l'industrie minière, en grande partie dans des mains étrangères. (L'entreprise Lonmin, qui possède la mine Marikana où il y a eu récemment une grande grève, réprimée violemment, a son siège à Londres.)

Le COSATU

Le Congress of South African Trade Unions (COSATU) est la principale centrale syndicale sud-africaine, construite dans la lutte contre l'apartheid, en opposition aux anciens syndicats « blancs ». C'est dans cette période qu'elle a gagné son importance et son prestige. C'était un exemple mondial pour la lutte des travailleurs.
   Elle est maintenant alliée au CNA, ou plutôt, elle en fait partie, et elle en soutient les gouvernements et les politiques. Cela a donné de grands avantages à ses dirigeants, qui ont obtenu de nombreux postes au gouvernement ou au parlement ainsi que dans les entreprises privées. Par exemple, l'ancien dirigeant Cyril Ramaphosa, qui était le leader de la lutte des mineurs et contre l'apartheid quand il dirigeait le Syndicat national des mineurs (NUM) et la COSATU, est aujourd'hui actionnaire et membre de la direction de l'entreprise Lonmin.
   Ce n'est pas par hasard qu'une avant-garde de plus en plus importante dit que « le CNA et la Cosatu ne nous représentent pas »[1], qu'elle commence à former de nouveaux syndicats, indépendants de la Cosatu (comme on l'a vu lors de la grève de Marikana), et qu'elle envisage la construction d'une alternative politique en dehors du CNA.

La réalité actuelle

La fin de l'apartheid était une grande victoire du peuple noir de l'Afrique du Sud qui, avec l'élimination de ce régime, a obtenu des libertés, des droits politiques et un système électoral fondé sur « une personne, un vote ». Elle a mis fin aux bantoustans, et un président de la race de ce peuple a été élu pour la première fois dans l'histoire.
   Mais rien n'a changé dans la situation économique du pays. Celle-ci a continué à être dominée par la bourgeoisie blanche, qui dispose maintenant d'un régime et d'un gouvernement noirs pour défendre ses intérêts. Dans le même temps, la nouvelle bourgeoisie noire a profité de l'accès au pouvoir politique du CNA pour accumuler une force économique et pour faire partie dorénavant de la classe dominante en Afrique du Sud.
   Avec cette structure économique, le chômage national est de 25 %, mais le chiffre atteint 40 % chez les travailleurs noirs. Et 25 % de la population vit avec moins de 1,25 dollar par jour, ce qui est considéré mondialement comme le seuil de la misère et de la faim.
   Près de vingt ans après la fin de l'apartheid, la bourgeoisie blanche détient d'immenses privilèges et richesses alors que la grande majorité des Noirs vivent toujours dans la pauvreté et la misère. Mais la bourgeoisie blanche dispose maintenant de la bourgeoisie noire, formée au cours des dernières décennies, comme partenaire. Cette inégalité explosive est la base d'une forte augmentation de la violence sociale : il y a 50 000 assassinats par an, proportionnellement dix fois plus qu'aux Etats-Unis. Mandela, qui a freiné la révolution noire et a conduit la lutte à l'impasse des accords avec la bourgeoisie blanche et l'impérialisme, est le grand responsable de cette situation.
   Il faut faire le bilan concernant le chemin parcouru par Mandela, qui est passé de la lutte à la capitulation. Nous pensons qu'il faut en tirer des conclusions profondes. Dans les années 1990, les Noirs sud-africains ont obtenu des libertés et des droits politiques que, sans aucun doute, il faut défendre. Mais ils sont toujours soumis à la pire exploitation capitaliste, au profit d'une minorité blanche et, maintenant aussi, de la nouvelle bourgeoisie noire, originaire de leurs anciens dirigeants. Il n'y aura pas de véritable libération du peuple de l'Afrique du Sud sans la destruction des fondements de cette exploitation capitaliste. Nous devons lutter pour l'amélioration des conditions de vie du peuple noir, mais pour vraiment réussir, cette lutte doit avancer sur le chemin de la révolution ouvrière et socialiste, qui met fin à l'exploitation de classe et de race, toujours présente dans le pays.
   C'est Mandela qui a empêché, avec sa capitulation, d'avancer sur ce chemin à l'époque. C'est pourquoi les bourgeois sud-africains et les impérialistes lui rendent hommage sans se tromper. Pour notre part, nous réitérons le respect pour la douleur du peuple noir sud-africain et des nombreux combattants qui pleurent sa mort dans le monde entier. Mais à cause de cette immense capitulation, nous ne rendons aucun hommage à Mandela et nous invitons ce peuple et ces combattants à tirer les conclusions qui s'imposent, de ce qui s'est passé au cours des dernières décennies en Afrique du Sud.

 

[1] Voir l'article de Wilson H ilva, África do Sul e o apartheid neoliberal, http://www.litci.org/pt.